Six
Il resta sous la douche dix bonnes minutes mais il ne dessoûlait toujours pas. Il se coupa deux fois en se rasant. Rien de grave, mais c’était un signe qu’il allait falloir se contrôler devant la femme qui devait venir, le médecin, cet être mystérieux qui l’avait arraché à la mer.
Tante Viv l’aida à enfiler sa chemise. Il but une autre gorgée de café. Le goût était atroce, et pourtant c’était un bon café – il l’avait préparé lui-même. Une bière aurait mieux fait l’affaire. Mais c’était trop risqué.
— Mais qu’est-ce que tu vas faire à La Nouvelle-Orléans ? interrogea tante Viv sur un ton plaintif.
Ses petits yeux bleus étaient humides et irrités. Elle releva les revers de sa veste kaki de ses mains fines et noueuses.
— Tu es sûr que tu n’as pas besoin d’un manteau plus chaud ?
— Tante Viv. Nous sommes en août et je vais à La Nouvelle-Orléans. (Il l’embrassa sur le front.) Ne t’inquiète pas pour moi. Je me sens très bien.
— Michael, je ne comprends pas pourquoi…
— Tante Viv, je t’appellerai dès mon arrivée, je te le promets. De toute façon, tu as le numéro du Pontchartrain si tu veux laisser un message avant mon arrivée là-bas.
Il avait demandé la suite qu’elle avait prise il y avait des années, quand sa mère et lui étaient allés la voir. Il avait onze ans. Cette grande suite donnant sur Saint Charles Avenue avait même un piano demi-queue. Elle existait toujours et elle était libre. Oui, le piano y était encore.
La compagnie aérienne avait confirmé sa réservation en première classe sur le vol de 6 heures le lendemain matin. Tout allait comme il le voulait, surtout grâce au docteur Morris et à ce mystérieux docteur Mayfair qui n’allait pas tarder à arriver.
Il avait été furieux quand il avait su qu’elle était médecin. Mais Morris l’avait calmé.
— Michael, elle va venir vous chercher. Elle sait que vous êtes ivre et fou. Elle vous emmène chez elle à Tiburon et elle vous laissera même vous promener à quatre pattes sur son bateau.
— D’accord ! Je vous suis très reconnaissant, vous savez ?
— Alors, sortez du lit, prenez une douche et rasez-vous.
C’était fait, et rien ne l’empêcherait plus de faire ce voyage.
— Je n’y resterai pas longtemps, dit-il tendrement à sa tante.
Mais une sorte de pressentiment s’empara soudain de lui. Il avait l’impression distincte qu’il ne reviendrait plus jamais dans cette maison. Non, impossible. C’était l’alcool qui coulait dans ses veines et des mois de claustration qui lui troublaient l’esprit. Il embrassa sa tante.
— Je vérifie mes bagages.
Il prit une autre gorgée de café. Il se sentait mieux. Il nettoya soigneusement ses lunettes à monture d’écaille, les remit sur son nez et chercha sa paire de rechange dans la poche de sa veste.
— J’ai tout préparé, dit tante Viv en hochant la tête. (Elle était à côté de lui et pointait un doigt noueux vers les vêtements bien rangés.) Tes deux costumes légers et ta trousse de toilette. Tout est là. Et ton imperméable ! Ne l’oublie pas. Il pleut tout le temps à La Nouvelle-Orléans.
— Je l’ai pris, tante Viv, ne t’inquiète pas.
Il ferma la valise. Ce n’était pas la peine de lui dire que son imperméable était fichu parce qu’il s’était noyé avec, Le fameux Burberry avait été conçu pour les tranchées de la Première Guerre mondiale, certes, mais pas pour les noyades.
Il se peigna les cheveux, malgré le contact désagréable de ses gants. Il n’avait pas l’air soûl, à moins qu’il ne le soit trop pour s’en apercevoir. Il regarda le café. Finis-le, imbécile ! Cette femme vient juste pour faire plaisir à un tordu. Le moins que tu puisses faire est de ne pas te casser la figure devant elle.
— La sonnette !
Il attrapa sa valise, Prêt.
Puis à nouveau ce pressentiment. Était-ce une prémonition ? Il jeta un regard circulaire sur la pièce, sur les boiseries qu’il avait patiemment nettoyées et peintes, sur la petite cheminée dont il avait lui-même posé les briques. Il ne les reverrait plus. Il ne se coucherait plus jamais dans ce lit aux montants de cuivre et ne regarderait plus à travers les rideaux de pongé.
Tante Viv se hâta dans le couloir et appuya sur le bouton de l’Interphone.
— Oui ?
— C’est le docteur Rowan Mayfair. Pourrais-je voir M. Michael Curry ?
C’était le moment. Il se relevait d’entre les morts. Il descendit les deux étages en sifflotant. C’était si bon de bouger, de partir. Il faillit ouvrir la porte sans vérifier si des journalistes ne l’attendaient pas dehors. Il regarda à travers l’un des petits carreaux à facettes de la porte-fenêtre.
Une femme élancée était au pied de l’escalier extérieur, de profil car elle regardait vers la rue. Elle avait de longues jambes, un blue-jean et des cheveux blonds coupés au carré qui, sous l’effet du vent, caressaient doucement le creux de ses joues. Jeune, fraîche, extrêmement séduisante dans sa veste bleu marine et son pull à torsades.
Inutile de faire les présentations, c’était le docteur Mayfair. Une chaleur soudaine monta dans ses reins, traversa son corps et embrasa son visage. Quelles que soient les circonstances, c’était une femme qu’il aurait remarquée, mais le fait de savoir que c’était « elle » le terrassa. Il était content qu’elle ne le voie pas.
Voici donc la femme qui m’a repêché, songea-t-il, survolté par cette brutale bouffée de chaleur mêlée à une violente envie de toucher, de savoir, de posséder, même. On lui avait décrit un nombre incalculable de fois le déroulement du sauvetage, bouche à bouche et massages cardiaques. Il pensa à ses mains posées sur lui, à sa bouche sur la sienne. Il lui parut soudain insupportable qu’ils aient été séparés si longtemps après un tel moment d’intimité.
Même de profil, il reconnaissait vaguement son joli visage à la peau tendue et aux yeux gris lumineux. Elle était terriblement séduisante ainsi, appuyée sur la rampe, un pied posé sur la première marche.
Un irrésistible besoin de conquête monta en lui. Pas le temps de l’analyser et, de toute façon, il n’en avait pas réellement envie. Subitement, pour la première fois depuis l’accident, il se sentait heureux.
Sortir. Lui parler. Le moment tant attendu était arrivé. C’était si bon d’être attiré physiquement par elle.
Il jeta un regard rapide en haut et en bas de la rue. Personne à l’exception d’un homme dans une embrasure de porte, que le docteur Mayfair regardait d’ailleurs plutôt fixement. Ce vieil homme aux cheveux blancs et en costume trois pièces en tweed, tenant son parapluie comme une canne, ne pouvait être un journaliste.
La façon dont le docteur Mayfair continuait à le fixer était vraiment bizarre. D’autant que l’homme lui rendait son regard. Les deux silhouettes étaient immobiles, comme si cet échange de regards était on ne pouvait plus normal.
Il lui revint à l’esprit ce que tante Viv lui avait dit quelques heures auparavant à propos d’un Anglais qui était venu de Londres pour le rencontrer. Justement, cet homme faisait très anglais. Il avait fait le voyage pour rien.
Michael tourna la poignée de la porte. L’Anglais ne fit aucun mouvement vers lui mais le fixa comme il l’avait fait avec le docteur Mayfair un instant plus tôt. Michael sortit et ferma la porte derrière lui.
Lorsque le docteur Mayfair se retourna et lui adressa un sourire qui illumina son visage, il oublia instantanément le vieil homme. Il reconnut les sourcils blond cendré au tracé impeccable et les cils épais qui faisaient paraître ses yeux encore plus gris.
— Monsieur Curry, dit-elle d’une voix profonde et voilée, une voix magnifique. Nous devions donc nous revoir.
Elle tendit sa longue main pendant qu’il descendait vers elle. La façon dont elle l’examina de la tête aux pieds lui parut parfaitement naturelle.
— Merci d’être venue, docteur Mayfair, dit-il. (Il lui serra la main puis la lâcha tout de suite en pensant à ses gants.) Vous me ressuscitez une deuxième fois. J’étais en train de mourir dans cette chambre.
— Je sais. Votre valise, c’est parce que nous allons tomber amoureux et que vous allez vivre avec moi ?
Il se mit à rire. Il adorait les femmes qui avaient la voix enrouée et il ne s’était pas souvenu de ce détail.
— Oh non, désolé, docteur Mayfair ! Je prends l’avion pour La Nouvelle-Orléans demain matin à 6 heures. Je dois le faire. Je pensais prendre un taxi de là-bas… Je veux dire, de là où nous allons. Parce que si je reviens ici…
Il eut une impression de confusion, comme s’il avait perdu le fil de ce qu’il voulait dire.
— Je suis désolé.
Il avait effectivement perdu le fil. Il se croyait déjà à La Nouvelle-Orléans. Il avait le vertige. Il était au milieu de quelque chose d’une grande intensité. Mais il reprit conscience de l’humidité, du ciel lourd et eut la certitude que toutes les années d’attente étaient terminées, que ce à quoi il avait été préparé était sur le point d’arriver.
Il se rendit compte qu’elle l’examinait. Presque aussi grande que lui, elle l’observait avec une lueur d’amusement dans les yeux, comme si elle le trouvait beau ou intéressant, ou les deux. Il sourit parce que sa vue lui faisait aussi plaisir et qu’il était content, encore plus qu’il ne l’aurait avoué, qu’elle soit venue.
Elle lui prit le bras.
— Venez !
Elle se tourna lentement pour regarder dans la direction de l’Anglais puis elle tira Michael vers une Jaguar vert foncé. Elle ouvrit la porte, prit la valise de Michael avant qu’il puisse réagir et la déposa à l’arrière.
— Montez !
Elle ferma la portière.
Cuir fauve. Tableau de bord magnifique en bois. Il lança un regard par-dessus son épaule. L’Anglais n’avait pas bougé.
— C’est curieux, dit-il.
— Quoi ? Vous le connaissez ?
— Non, mais je pense qu’il est venu pour me voir. Un Anglais, je crois. Et pourtant, il n’a pas fait un geste quand je suis sorti.
Surprise, elle manœuvra quand même la voiture, fit demi-tour et passa devant l’Anglais en lui lançant un regard.
— Je jurerais l’avoir déjà vu.
Il se mit à rire, non pas à cause de ce qu’elle venait de dire mais à cause de sa façon de conduire. Elle tourna à droite sur les chapeaux de roue et accéléra dans Castro Street.
Michael avait l’impression d’être sur des montagnes russes. Il boucla sa ceinture pour ne pas passer à travers le pare-brise. Au premier stop, il avait déjà mal au cœur.
— Vous êtes certain de vouloir aller à La Nouvelle-Orléans, monsieur Curry ? Vous n’avez pas l’air en forme. A quelle heure est votre avion ?
— Il faut que j’aille à La Nouvelle-Orléans. C’est chez moi. Excusez-moi, je sais que cela parait bizarre. Ce sont ces impressions qui m’assaillent. Je croyais qu’il n’y avait que mes mains mais ce n’est pas le cas. Vous avez entendu parler de mes mains, docteur Mayfair ? Je suis complètement anéanti. Si vous voulez faire quelque chose pour moi, il y a un magasin de spiritueux à gauche, juste après la 18e Rue. Vous pouvez vous arrêter ?
— Monsieur Curry…
— Docteur Mayfair, je vais vomir et salir votre belle voiture.
Elle s’arrêta en face du magasin. La foule du vendredi soir avait envahi Castro Street. L’ambiance était agréable, avec toutes ces portes de bars illuminés ouvertes sur la rue.
— Des grandes boîtes, dit-il. Miller. Un pack de six. Je ne les boirai pas toutes d’un seul coup. Vous voulez bien ?
— Vous me demandez d’aller vous acheter du poison ?
Elle rit d’une façon gentille. Sa voix profonde était veloutée et ses grands yeux étaient d’un gris parfait à la lumière des néons.
— Non, bien sûr, c’est moi qui vais y aller. Je ne sais pas à quoi je pensais. Il regarda ses gants. Pendant ma réclusion, c’est tante Viv qui s’occupait de tout pour moi. Excusez-moi.
— Miller. Six grandes boîtes, dit-elle en ouvrant la portière.
— Non, douze.
— Douze ?
— Il est 11 h 30 et l’avion part à 6 heures demain matin.
Il chercha de l’argent dans sa poche mais elle traversa la rue, évitant un taxi, et s’engouffra dans le magasin.
Quel culot j’ai eu de lui demander ça, se dit-il, honteux. Ça commence mal.
Il savait que ce n’était pas entièrement vrai. Elle était vraiment adorable avec lui et il n’avait pas encore tout gâché. Il sentait déjà le goût de la bière.
La musique sourde venant des bars lui parut soudain trop forte et les couleurs de la rue trop vives. Les passants semblaient s’approcher trop près de la voiture. Voilà le résultat de trois mois et demi d’isolement, se dit-il. Tu ressembles à un type qui sort de prison.
Quel jour était-on ? Vendredi, puisqu’il prenait l’avion demain, samedi. Mais quelle date ? Il se demanda s’il pouvait fumer dans cette voiture.
Dès qu’elle eut posé le sac sur ses genoux, il l’ouvrit.
— On risque une amende de 50 dollars si on se fait prendre avec une boîte de bière ouverte dans la voiture.
— Si vous en avez une, je la paierai.
Il but près de la moitié d’une boîte en une seule gorgée. Pendant un moment, il se sentit mieux.
Elle traversa l’intersection de Market, tourna à gauche dans la 17e Rue, ce qui était interdit, puis accéléra en remontant la rue.
— La bière atténue les choses ? demanda-t-elle.
— Rien ne les atténue. Elles m’arrivent de partout.
— De moi, par exemple ?
— Non. Mais je suis bien avec vous. (Il but en s’accrochant pendant qu’elle tournait vers Haight.) Je n’ai pas l’habitude de me plaindre, docteur Mayfair. Mais depuis l’accident je n’arrive pas à me concentrer. Je ne peux même pas lire ni dormir.
— Je comprends. A la maison, vous pourrez aller sur le bateau et partout où vous voudrez. Mais j’aimerais d’abord vous préparer quelque chose à manger.
— Ça ne servirait à rien. J’ai une question à vous poser. J’étais mort à quel point quand vous m’avez trouvé ?
— Cliniquement mort. Aucun signe vital. Sans intervention, votre mort biologique aurait été irréversible. Vous avez eu ma lettre ?
— Vous m’avez écrit ?
— J’aurais dû venir à l’hôpital.
Elle conduit comme un pilote de rallye, se dit-il. Elle pousse les vitesses à leur maximum.
— Vous avez dit au docteur Morris…
— Vous avez prononcé un nom, un mot, juste un murmure. Je n’ai pas distingué les syllabes. J’ai seulement entendu un « L »…
Un « L »… Il n’entendit pas le reste de ses paroles. Il savait qu’il était dans la voiture, qu’elle était en train de lui parler et qu’ils filaient vers Park Presidio Drive, mais il était ailleurs, au bord d’un espace irréel où un mot commençant par un « L » avait une importance cruciale. Une multitude d’êtres l’entouraient, se pressaient contre lui et étaient prêts à parler. La porte…
Il secoua la tête. Concentre-toi. Mais rien. Il fut pris de panique.
Quand elle freina à un feu de Geary Street, il fut projeté en avant.
— Vous opérez les cerveaux comme vous conduisez ? demanda-t-il.
— Effectivement.
Elle démarra lentement.
— Je suis désolé. Vous conduisez très bien. C’est moi qui… Avant l’accident, j’étais… différent. Un type heureux…
Perdue dans ses pensées, elle lui parut distraite quand il la regarda. Ils venaient de s’engager sur le pont. Le brouillard y était si épais qu’on ne voyait presque plus les autres voitures.
— Vous voulez me parler ? demanda-t-elle en regardant la route. Vous voulez me dire ce qui se passe ?
Il soupira devant l’ampleur de la tâche. Mais il savait que s’il commençait il ne pourrait plus s’arrêter.
— Mes mains, vous savez, j’ai des visions quand je touche quelque chose, mais…
— Parlez-moi de ces visions.
— Je sais ce que vous pensez. Vous êtes neurologue. Vous devez penser à un problème de lobe temporal ou quelque chose comme ça.
— Non, pas du tout.
Il but le reste de bière en trois gorgées rapides, jeta la boîte vide dans le sac et ôta son gant. Ils avaient dépassé le pont et le brouillard avait disparu, comme par magie. La clarté du ciel le surprit. Ils remontaient Waldo Grade.
Il contempla sa main, qui lui parut affreusement moite et ridée. Quand il se frotta les doigts, il eut une sensation presque plaisante. Il posa sa main sur celle de la jeune femme qui tenait le levier de vitesses. Elle n’essaya pas de l’enlever, lui lança un regard puis se concentra à nouveau sur la route. En entrant dans le tunnel, il retira la main de la jeune femme du levier et appuya son pouce dans sa paume.
Un doux murmure l’enveloppa et sa vision se brouilla. C’était comme si le corps de Rowan s’était désintégré et entourait le sien. Il craignit un instant qu’ils ne quittent la route. Mais il se rendit compte que c’était lui qui éprouvait cette sensation et non elle. Des battements de cœur lancinants émanaient de sa main chaude et une grande présence aérienne l’enveloppa et le caressa, comme des flocons de neige. C’était d’un érotisme intense contre lequel il ne pouvait rien.
Il vit soudain une grande cuisine moderne et un homme mourant sur le sol. Il y avait eu une dispute et des cris. Michael était au beau milieu de la scène. Rowan était agenouillée près de l’homme. « Je te hais. » Elle ferma les yeux et ôta son stéthoscope de ses oreilles. Elle avait du mal à croire à sa chance : il allait mourir.
La vision fut interrompue. La circulation s’était ralentie et Rowan avait retiré sa main de celle de Michael.
— Qu’avez-vous vu ? interrogea-t-elle.
Son visage était merveilleusement lisse.
— Vous ne le savez pas ? Mon Dieu, comme j’aimerais être débarrassé de ce pouvoir ! Je ne veux pas savoir toutes ces choses sur les gens.
— Dites-moi ce que vous avez vu.
— Il est mort par terre. Vous étiez contente. Il n’a pas divorcé. Elle n’a jamais su qu’il voulait le faire. Il faisait un mètre quatre-vingt-huit, il est né à San Rafael en Californie et cette voiture était à lui. Voilà ce que j’ai vu. Cela vous intéresse ? Vous voulez que je continue ? Je devrais vous demander pourquoi vous vouliez que je voie ça, que je sache qu’il était mort en arrivant à l’hôpital et qu’à votre retour ici vous vous êtes assise pour manger le plat qu’il avait préparé avant de mourir.
— J’avais faim, murmura-t-elle.
Il se secoua et ouvrit une boîte de bière. Une délicieuse odeur de malt emplit la voiture.
— Vous m’en voulez un peu, n’est-ce pas ?
Il était aveuglé par les phares venant d’en face, Dieu merci, ils quittaient la grand-route et tournaient dans la route étroite menant à Tiburon.
— Je vous aime beaucoup, finit-elle par répondre.
— Ça me fait plaisir. J’avais vraiment peur… Je suis content, Je ne sais pas pourquoi j’ai dit tout ça.
— C’est moi qui vous l’ai demandé.
Il rit et avala une grande gorgée de bière.
— Nous sommes presque arrivés, dit-elle, Pourriez-vous vous modérer avec la bière, s’il vous plaît ? C’est le médecin qui vous parle.
Il but une autre gorgée. A nouveau la cuisine, l’odeur de viande rôtie dans le four, une bouteille de vin rouge ouverte, deux verres. Et plus encore. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de continuer à y penser. « Je l’ai donné tout ce que tu voulais, Rowan. Tu sais bien que c’est à cause de toi que nous restions ensemble, elle et moi. Sinon, je serais parti depuis longtemps. Ellie ne te l’a jamais dit ? Elle me mentait. Elle disait qu’elle pouvait avoir des enfants. Je savais que c’était un mensonge. J’aurais tout plaqué si tu n’avais pas été là. »
Ils tournèrent à droite, vers l’ouest, d’après lui, dans une rue boisée qui grimpait une colline et redescendait derrière. Dans l’obscurité de la nuit, il finit par apercevoir le superbe panorama de Sausalito s’étageant le long des collines jusqu’au petit port. Ils arrivaient.
— J’ai une question à vous poser, docteur Mayfair.
— Allez-y !
— Craignez-vous…, craignez-vous de me blesser ?
— Pourquoi cette question ?
— Il m’est venu l’idée curieuse que vous essayiez…, quand je vous ai tenu la main…, que vous essayiez de m’envoyer un avertissement.
Elle ne répondit pas. Il sut que ses paroles l’avaient troublée. Ils descendirent la colline puis empruntèrent la route du front de mer. Petites pelouses, toits à peine visibles au-dessus de hautes grilles, magnifiques cyprès cruellement tordus par les vents d’ouest. Une enclave pour milliardaires. Il sentait la présence de l’eau avec une vivacité encore plus accrue que sur le Golden Gate.
Elle s’engagea dans une allée pavée et arrêta le moteur. Les phares éclairaient une énorme double porte en séquoia. De la maison il ne voyait qu’une forme obscure.
— J’ai quelque chose à vous demander, dit-elle.
Elle regardait tranquillement devant elle puis elle pencha la tête et ses cheveux cachèrent son profil.
— J’ai une dette envers vous, répondit-il sans hésiter. (Il but une autre gorgée de bière.) Que voulez-vous ? Que j’entre, que je pose mes mains sur le sol de la cuisine pour vous dire ce qui s’est passé et ce qui l’a réellement tué ?
Silence. Il songea à la proximité de la jeune femme, à la douce odeur de sa peau. Elle se tourna vers lui. Les réverbères faisaient des taches jaunes à travers les branches de l’arbre. Il crut d’abord qu’elle avait les yeux baissés puis s’aperçut qu’ils étaient ouverts et le regardaient.
— Oui, c’est ce que je veux, ce genre de chose.
— D’accord. Pas de chance que ce soit arrivé pendant une dispute. Vous avez dû vous en vouloir.
Son genou frôla celui de Rowan. Silence glacial.
— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?
— Vous ne supportez pas l’idée de faire du mal à quelqu’un.
— C’est naïf.
— Je suis peut-être fou, docteur, mais pas naïf, dit-il en riant. La naïveté n’existe pas chez les Curry.
Il termina la boîte de bière puis se plongea dans la contemplation de la pâle lumière encadrant son menton, de ses cheveux bouclés. Sa lèvre inférieure avait l’air pleine, souple et délicieuse à embrasser…
— Disons que c’est de l’innocence, si vous préférez.
Il ne répondit pas. Si elle savait à quoi il pensait en regardant sa bouche !
— Et la réponse à cette question est oui, dit-elle en sortant de la voiture.
Il ouvrit sa portière et sortit aussi.
— Mais quelle question ? demanda-t-il en rougissant.
Elle sortit la valise de l’arrière.
— Vous le savez très bien.
— Pas du tout !
Elle frémit en avançant vers la porte.
— Vous vouliez savoir si je coucherais avec vous. La réponse est oui.
Il la rattrapa au moment où elle franchissait la porte du jardin. Un large chemin cimenté menait à la maison.
— Je me demande vraiment pourquoi nous prenons la peine de parler.
Il lui prit la valise pendant qu’elle cherchait ses clés. L’air un peu troublée, elle lui fit signe d’entrer. Il ne fit pas attention quand elle lui prit le sac contenant les boîtes de bière.
La maison était bien plus belle qu’il ne l’imaginait. Il avait visité et exploré un nombre incalculable de vieilles maisons mais ne connaissait rien des grandes demeures modernes comme celle-ci.
Il découvrit un vaste plancher ininterrompu traversant la salle à manger, le salon et la salle de jeux. Au sud, à l’ouest et au nord, des baies vitrées ouvraient sur une large terrasse en bois éclairée par des projecteurs. Au-delà, la baie était noire et les petites lumières scintillantes de Sausalito, à l’ouest, paraissaient délicates et intimes par rapport à l’éclairage violent de San Francisco au sud.
A l’extrémité est de la maison se trouvait la cuisine qu’il avait aperçue dans sa vision : une vaste alcôve avec des placards et des plans de travail en bois sombre, des pots en cuivre luisants suspendus à des crochets en hauteur. Une cuisine aussi esthétique que fonctionnelle. Une profonde cheminée de pierre au foyer haut et large séparait la cuisine des autres pièces.
— Je pensais que vous n’aimeriez pas, dit-elle.
— Cette maison est magnifique, répondit-il dans un soupir. On dirait un bateau. Je n’ai encore jamais vu de maison aussi raffinée.
— Vous la sentez bouger ? Elle est faite pour bouger avec l’eau.
Il traversa lentement l’épais tapis du salon et n’aperçut qu’à ce moment-là l’escalier en fer partant de derrière la cheminée. Une douce lumière ambrée tombait d’une porte ouverte à l’étage. Il pensa immédiatement aux chambres, à s’allonger près d’elle dans le noir. Il eut une bouffée de chaleur et lui jeta un regard. Avait-elle lu cette pensée-là aussi ?
Elle était dans la cuisine, devant la porte du réfrigérateur ouverte, et, pour la première fois, il vit son visage dans la lumière. Sa peau avait la délicatesse d’un visage asiatique. Le sourire qu’elle lui adressa creusa deux fossettes dans ses joues.
Il avança vers elle, sentant sa présence physique, appréciant le mouvement de ses cheveux. Il aimait cette coupe courte, l’extrémité des cheveux balayant à peine la nuque en bougeant, et la trouvait éminemment féminine. Elle ferma la porte du réfrigérateur et la lumière disparut. C’est alors qu’il aperçut à travers la baie vitrée, du côté nord, tout à fait à sa gauche, l’énorme bateau ancré. Il lui parut gigantesque comme une baleine échouée et étonnamment proche des meubles et des tapis l’entourant. Une sorte de panique s’empara de lui, comme s’il ressentait la terreur éprouvée lors du sauvetage, qu’il aurait oubliée depuis. Il se sentit attiré de façon irrésistible vers le bateau et se retrouva près de la baie vitrée. Il s’arrêta, troublé, et la regarda défaire le loquet et faire glisser la porte de verre.
Une rafale de vent salé le frappa de plein fouet. Il entendit les craquements de l’énorme bateau et la pâle lumière de la lune lui parut lugubre et désagréable. Il sortit et approcha de l’eau noire. Le col de sa chemise battait contre sa joue. Il huma l’odeur de la mer.
Le moment était venu. Il fallait monter sur l’embarcation qui tanguait doucement contre les pneus en caoutchouc arrimés au ponton. Le pont lui parut glissant. Il se sentait mal à l’aise. A l’arrière du bateau, il empoigna le bastingage, posa un pied sur le pont, étonné un instant que le bateau s’enfonce sous son poids, et se hissa à bord.
Elle était juste derrière lui. Il détestait que le sol bouge sous ses pieds. Mais comment les gens pouvaient-ils aimer les bateaux ? Enfin, l’embarcation se stabilisa. Le bastingage donnait une relative impression de sécurité. Il regarda à travers la porte vitrée de la cabine et aperçut le miroitement d’un tas d’appareils et de gadgets. Un escalier devait mener aux couchettes.
Ce qui l’intéressait, c’était le pont, à l’endroit précis où il avait été étendu après son sauvetage. Le vent sifflait à ses oreilles, Il se tourna vers la jeune femme, dont le visage était à contrejour des lumières lointaines. Elle sortit la main de sa poche et indiqua un endroit du pont.
— Juste là, dit-elle.
— Quand j’ai ouvert les yeux ? Quand j’ai respiré pour la première fois ?
Elle acquiesça.
Il s’agenouilla. Le mouvement du bateau était lent et de légers craquements se faisaient entendre de toutes parts. Il ôta ses gants, les enfouit dans sa poche et posa ses mains sur les planches. Froid. Humide. La vision, instantanée, le coupa du présent. Ce n’était pas le sauvetage mais des gens en conversation : le docteur Mayfair, l’homme mort qu’elle haïssait et une jolie femme plus âgée prénommée Ellie. Mais les voix n’étaient que des bruits. Il avait le vertige mais commença à tâter les planches comme un aveugle, à quatre pattes.
— Mon Dieu, donnez-moi le moment où j’ai recommencé à respirer, murmura-t-il.
Graham, Ellie, des voix se heurtant les unes aux autres. Il refusait de trouver dans sa tête les mots qui pourraient décrire ce qu’il voyait. Il se mit à plat ventre et sentit le sol rugueux sous sa joue.
Soudain, le moment qu’il recherchait apparut et le bois du pont sembla prendre feu. Le bateau bougeait, le vent était violent. Elle était penchée sur lui et il se vit allongé, le visage blanc et mouillé. Elle appuyait sur sa poitrine. « Réveillez-vous ! Bon sang, réveillez-vous ! »
Ses yeux s’ouvraient. La douleur dans sa poitrine était insupportable. Il ne sentait plus ses mains et ses jambes. Était-ce bien sa main qui prenait la sienne ? « Expliquer. Tout expliquer avant que… »
Avant que quoi ? Il essaya de s’accrocher, de pénétrer plus profondément dans sa vision. Avant que quoi ? Mais il n’y avait rien d’autre que le visage ovale aux cheveux ramassés sous une casquette à visière.
Revenant soudain dans le présent, il tapa le pont du poing.
— Donnez-moi votre main ! hurla-t-il.
Elle s’agenouilla près de lui.
— Pensez au moment où je me suis mis à respirer.
Mais il savait que c’était vain. Il ne vit que ce qu’elle avait vu : un mort ressuscitant. Un corps mort ballottant sous les pressions qu’elle imprimait à sa poitrine et la fente argentée entre ses paupières lorsqu’il avait ouvert les yeux.
Il resta longtemps étendu, le souffle inégal. Il avait froid mais pas autant que cette nuit fatidique. Il savait qu’elle était là à l’attendre patiemment. Il n’avait pas la force de crier. Il était anéanti. C’était comme si les images éclataient autour de lui au moment de leur apparition. Il lui fallait du repos. Ses poings étaient serrés, il était parfaitement immobile.
Mais il y avait quand même une toute petite chose : dès les premières secondes, il avait su que cette femme qu’il ne connaissait pas s’appelait Rowan.
Son esprit était douloureux. Il était fatigué, furieux et se sentait stupide. Il aurait pleuré si elle n’avait pas été là.
— Essayez encore, dit-elle.
— Cela ne sert à rien. C’est un autre langage et je ne sais pas comment m’en servir.
— Essayez !
Il essaya mais n’obtint rien de plus. Des visions de journées ensoleillées, Ellie, Graham, d’autres, plein d’autres. Des rayons de lumière qui auraient pu l’emmener dans une direction, la porte de la cabine battant au vent, un homme de haute taille sortant sur le pont, torse nu, et Rowan. Elle était là en permanence, auprès des autres personnages qu’il avait vus, et elle était parfois heureuse. Personne n’était jamais monté sur ce bateau sans elle.
Il se remit à genoux, plus ébranlé par sa seconde tentative. L’impression qu’il la connaissait déjà au moment du sauvetage n’était qu’une illusion. C’était une impression qui s’était mélangée avec les autres. Cela tenait peut-être au fait qu’il lui tenait la main. Il ne le saurait jamais.
Il s’assit.
— Merde ! jura-t-il en enfilant ses gants.
Il sortit son mouchoir, se moucha et releva son col.
— Rentrons, dit-elle en prenant sa main comme s’il était un enfant.
Il fut surpris d’apprécier ce contact. Sur le ponton, il se sentit mieux.
— Merci, docteur. Cela valait la peine d’essayer et je vous remercie de me l’avoir permis.
Elle entoura sa taille et approcha son visage du sien.
— Cela marchera peut-être la prochaine fois.
Il eut à nouveau l’impression de la connaître et la sensation qu’il lui arrivait souvent de dormir dans une petite couchette où sa photo à lui était collée à un miroir.
— Rentrons, répéta-t-elle en l’entraînant.
La maison était un refuge agréable mais il était trop découragé et fatigué pour y penser. Malgré son envie de se reposer, il n’osait pas. Il devait prendre sa valise et se rendre à l’aéroport. Cette voie vers ce qui s’était passé était maintenant coupée. Il lui restait l’autre.
En repensant au bateau il songea qu’il voulait leur dire qu’il n’avait pas renoncé à la mission. C’était seulement qu’il ne se rappelait plus. Et cette histoire de porte… S’agissait-il d’une porte normale ? Et le numéro ? Il était extrêmement important.
Il appuya son front sur la porte vitrée.
— Je ne veux pas que vous partiez, chuchota-t-elle.
— Moi non plus, mais il le faut. Vous voyez, ils attendent quelque chose de moi. Ils m’ont dit ce que c’était et que je devais faire de mon mieux. Et je sais que mon retour à la vie est lié à tout cela.
Silence.
— C’est gentil de votre part de m’avoir amené ici.
Silence.
— Peut-être…, commença-t-elle.
— Peut-être quoi ?
Elle était encore à contre-jour. Elle avait enlevé son manteau et était magnifique et gracieuse avec son large pull-over à torsades. De longues jambes, des pommettes adorables, des poignets étroits.
— Serait-il possible que l’on vous ait fait oublier à dessein ?
Cela ne lui était jamais venu à l’esprit. Pendant un moment, il ne répondit rien.
— Vous y croyez, à mes visions ? demanda-t-il. Vous avez lu les journaux ? C’était vrai. Enfin…, dans les journaux on m’a fait paraître stupide et complètement fou mais pour les visions tout était vrai.
— Je vous crois, dit-elle simplement. (Elle fit une pause avant de poursuivre.) C’est toujours effrayant de se dire qu’on l’a échappé belle. Et vous l’avez vraiment échappé belle parce qu’il faisait presque nuit quand je vous ai repéré. Cinq minutes plus tard, je n’aurais pas pu vous voir.
— Vous cherchez des explications et c’est très gentil de votre part. J’apprécie énormément. Mais ce dont je me souviens, l’impression, je veux dire, est si forte que ce n’est pas la peine de l’expliquer. Ils étaient là, docteur Mayfair. Et…
— Qu’y a-t-il ?
Il secoua la tête.
— Juste un de ces moments furtifs où j’ai l’impression de me rappeler quelque chose. Mais ça s’en va tout de suite. Ça m’est arrivé sur le pont aussi. L’impression que quand j’ai ouvert les yeux je savais ce qui s’était passé…
— Le mot que vous avez prononcé…
— Je ne l’ai pas retrouvé. Je ne me suis pas vu en train de prononcer un mot. Mais je crois que quand vous m’avez repêché je connaissais votre prénom. Je savais qui vous étiez.
Silence.
— Mais je n’en suis pas certain.
Il se détourna, stupéfait. Qu’était-il en train de faire ? Où était sa valise ? Il fallait qu’il parle. Mais il était trop fatigué et n’avait pas envie de partir.
— Je ne veux pas que vous partiez, dit-elle une nouvelle fois.
— Vraiment ? Je peux rester un moment ? (Il regarda sa mince silhouette se découpant sur la vitre.) J’aurais aimé vous rencontrer avant tout ça. J’aurais aimé… J’aimerais… Je veux dire, c’est bête, mais vous êtes très…
Il avança vers elle pour mieux la voir. Ses grands yeux devinrent visibles et sa bouche lui apparut généreuse et souple. Mais, en s’approchant, il eut une étrange illusion. Son visage paraissait menaçant et malveillant. De sous sa frange blonde, elle posait sur lui un regard haineux.
Il s’arrêta. Il se trompait sûrement. Elle était là, calme, ignorant la peur qui s’emparait de lui ou s’en moquant éperdument.
Ce fut elle qui s’avança vers lui. Comme elle était belle et triste ! Comment avait-il pu se tromper à ce point ? Elle était au bord des larmes.
— Qu’y a-t-il ? murmura-t-il en ouvrant les bras.
Elle se blottit doucement contre lui. Ses seins étaient fermes contre sa poitrine. Il l’enveloppa de ses bras et caressa ses cheveux de ses mains gantées.
— Qu’y a-t-il ? murmura-t-il à nouveau.
Plus qu’une question, c’était plutôt une caresse de mots rassurants. Il sentait son cœur battre contre lui. Il tremblait. Le besoin qu’il ressentait de la protéger se transformait en passion.
— Je ne sais pas, chuchota-t-elle. Je ne sais pas.
Elle se mit à pleurer doucement, leva les yeux, ouvrit la bouche et l’embrassa tendrement.
Il se sentit submergé par elle, comme dans la voiture quand il avait touché sa main. Mais cette fois c’était son doux corps voluptueux qui était contre lui. Il se mit à embrasser son cou, ses joues, ses yeux. Il la caressa et sentit sa peau sous son pull-over. Si seulement il pouvait ôter ses gants ! Mais s’il le faisait, il serait perdu. Toute la passion de l’instant s’évanouirait, et, cela, il ne le voulait pas.
— Oui, oui. Comment pouvais-tu croire que je ne voudrais pas…, que je ne… ? Serre-moi, Rowan. Serre-moi plus fort. Je suis là maintenant. Je suis avec toi.
Il recommença à l’embrasser. Elle renversa la tête en arrière et il embrassa son cou. Puis il la souleva dans ses bras, traversa la pièce, monta lentement l’escalier jusqu’à une grande chambre obscure donnant au sud. Il se laissa tomber sur le lit et recommença à l’embrasser, à lisser ses cheveux, appréciant de la toucher même à travers ses gants, contemplant ses yeux clos et ses lèvres entrouvertes. Elle l’aida quand il voulut lui ôter son pull-over. Elle le passa au-dessus de sa tête, ébouriffant ses cheveux.
Lorsqu’il aperçut ses seins à travers son caraco en soie, il se mit à les embrasser, sa langue effleurant le cercle foncé du mamelon. Puis il la déshabilla entièrement. Que ressentait-elle quand le cuir touchait sa peau, caressait ses bouts de sein ? Il souleva un de ses seins et en embrassa la courbe – il aimait particulièrement cet endroit toujours chaud – puis prit dans sa bouche chaque mamelon l’un après l’autre en malaxant chaque sein avec la paume de sa main.
Rowan se tordait sous lui. Son corps bougeait dans tous les sens, ses lèvres attrapèrent son menton mal rasé puis sa bouche. Elle glissa ses mains sous sa chemise et caressa sa poitrine.
Michael était tellement excité qu’il eut peur de jouir. Il s’interrompit, se souleva sur les mains et essaya de reprendre sa respiration avant de se laisser tomber à côté de Rowan. Il savait qu’elle était en train d’enlever son jean. Il la rapprocha de lui, toucha la chair souple de son dos et descendit jusqu’à ses fesses.
Il ne pouvait plus attendre. D’un geste impatient, il enleva ses lunettes et les jeta sur la table de chevet. Il distinguait moins bien Rowan mais se souvenait de tous les détails de son corps. Il se mit au-dessus d’elle. Elle défit la fermeture à glissière de son pantalon et libéra son sexe. Il sentit la crinière de son pubis contre son bas-ventre, puis ses lèvres chaudes et son fourreau étroit quand il la pénétra.
— Prends-moi fort ! susurra-t-elle.
Son ordre agit sur lui comme un aiguillon. Les formes fragiles de Rowan, sa chair souple le firent redoubler d’ardeur. Aucun des viols qu’il avait commis en imagination n’avait jamais été aussi brutal. Leurs hanches se heurtaient. Rowan gémissait tandis qu’il la prenait encore et encore. Il vit ses bras retomber, inertes, au moment précis où il ferma les yeux et explosa en elle.
Épuisé, il se laissa tomber à côté d’elle, le visage enfoui dans ses cheveux odorants. Elle se pelotonna contre lui, couvrit leurs corps avec le drap, se tourna vers lui et lui lécha le cou.
L’avion pouvait attendre, et la mission aussi. Il fallait laisser à la douleur le temps de s’en aller. Dans n’importe quel endroit et n’importe quelles circonstances, il aurait trouvé cette femme irrésistible. Maintenant, elle était bien plus encore, plus que délicieuse, chaude et pleine de mystère. Elle était divine.
— Rowan, murmura-t-il.
Oui, il savait tout d’elle.
Ils étaient en bas. Ils disaient : « Réveille-toi, Michael, descends nous rejoindre. » Ils avaient allumé un grand feu dans la cheminée. Ou autour d’eux, peut-être, comme un incendie de forêt. Il crut entendre le son de tambours. « Michael. » Etait-ce un rêve ou la réminiscence des défilés de mardi gras quand il était petit ? La cadence infernale des orchestres, les flambeaux suspendus aux branches des chênes. Ils étaient en bas et l’attendaient. Pourtant, pour la première fois depuis toutes ces semaines, il n’avait envie ni de les voir ni de se souvenir. Il s’assit et contempla le ciel laiteux du petit matin. Il transpirait. Son cœur battait la chamade. Il mit ses lunettes.
Il n’y avait personne dans la maison, pas de tambours, pas d’odeur de feu. Personne à part eux deux. Mais elle n’était plus à côté de lui dans le lit. Il resta un moment à observer les meubles, aussi raffinés que ceux qu’il avait vus en bas la veille. Il y avait eu dans cette maison quelqu’un qui aimait beaucoup le bois. Les meubles étaient plutôt bas dans cette chambre. Rien n’interrompait la vue que l’on avait des fenêtres qui, partant du sol, montaient jusqu’au plafond.
Il sentit une odeur de feu et, en écoutant attentivement, il en entendit le crépitement. Un peignoir blanc en tissu éponge avait été préparé pour lui. Il l’enfila et descendit à la recherche de Rowan.
Il ne s’était pas trompé, un feu était allumé dans l’âtre. Mais aucune horde d’esprits ne voltigeait autour. Elle était assise jambes croisées près de la cheminée. Ses bras fins étaient presque perdus dans son peignoir. Elle tremblait et pleurait.
— Je suis désolée, Michael. Désolée, murmura-t-elle de sa voix veloutée.
Son visage était marqué et fatigué.
— Ma chérie, pourquoi dis-tu cela ? demanda-t-il. (Il s’assit près d’elle et l’entoura de ses bras.) Rowan, de quoi es-tu désolée ?
Elle se mit à parler de façon un peu décousue, si rapidement qu’il avait du mal à la suivre : elle avait trop attendu de lui, elle voulait tellement être avec lui, les derniers mois avaient été les pires de sa vie, d’une solitude insupportable.
Il couvrit ses joues de baisers.
— J’aime être avec toi, dit-il. Je veux être ici et nulle part ailleurs…
Il s’arrêta soudain en pensant à son avion. Ce voyage pouvait attendre. Il tenta péniblement de lui expliquer qu’il s’était cloîtré volontairement dans sa maison de Liberty Street.
— Je ne suis pas venue parce que je savais que cela arriverait, dit-elle. Et tu avais raison. Je voulais savoir, je voulais que tu touches ma main, le sol de la cuisine, là où il est mort. Je voulais… Tu vois, je suis différente de ce dont j’ai l’air.
— Je sais ce que tu es. Une personne très forte pour qui admettre qu’elle a un besoin est une chose terrible.
— Si seulement c’était tout, dit-elle en redoublant de pleurs.
— Parle-moi. Raconte-moi tout.
Elle se dégagea, se mit debout et commença à arpenter le sol de ses pieds nus sans se soucier du froid. Lorsqu’elle se mit à parler, ce fut un flot de paroles, de longues phrases débitées à une telle allure qu’il devait faire un effort pour écouter, pour séparer le sens de ce qu’elle disait de la beauté séduisante de sa voix.
Elle avait été adoptée quand elle avait un jour. On l’avait emmenée loin de sa ville natale qui, justement, était La Nouvelle-Orléans. Elle le lui avait écrit dans la lettre qu’il n’avait jamais reçue. Mais elle n’était jamais retournée là-bas depuis. Et elle ne savait même pas le nom de sa véritable mère. On l’avait amenée à Los Angeles en avion le jour de sa naissance et pendant des années on avait prétendu qu’elle y était née. C’était écrit sur son acte de naissance. C’était un de ces trucs à la noix qu’on avait inventés pour les enfants adoptés. Ellie et Graham lui avaient parlé un millier de fois du petit appartement à l’ouest de Hollywood et de leur bonheur quand ils l’avaient ramenée à la maison.
Mais ce n’était pas le problème. Le problème était que maintenant ils étaient morts et qu’ils avaient emporté avec eux toute l’histoire. Ils avaient mené grande vie tous les trois. Dans un monde égoïste et matérialiste, elle le reconnaissait. Aucun lien, ni famille ni amis, n’avait jamais troublé leur quête permanente de plaisir. Et c’était elle, Rowan, et personne d’autre, qui était auprès d’Ellie quand celle-ci réclamait sa morphine.
— J’ai failli la tuer pour abréger ses souffrances. Je ne pouvais pas… Personne ne peut me mentir. Je sais quand les gens mentent. Ce n’est pas que je puisse lire dans les pensées. C’est quelque chose de plus subtil. C’est comme si les gens parlaient tout haut en noir et blanc et que je voyais en couleurs ce qu’ils disent. Parfois, je capte une partie de leurs pensées. Et puis il y a autre chose. C’est ce que j’appelle mon diagnostic instinctif mais c’est plus que ça. J’ai posé mes mains sur elle. Elle était dans une période de rémission mais j’ai su tout de suite. Il lui restait six mois à vivre, tout au plus. Revenir ici quand tout a été terminé, dans cette maison ultramoderne bourrée de gadgets luxueux…
— Je sais.
— Et que reste-t-il maintenant ? Une coquille vide. Ce n’est pas chez moi, ici. Ce n’est chez personne. Je regarde autour de moi et j’ai peur. Je n’ai pas pu empêcher la mort d’Ellie, je l’accepte, mais j’ai tué Graham.
— Mais non ! Tu es médecin et tu sais bien que…
— Michael, tu es comme un ange qu’on m’aurait envoyé. Mais écoute-moi. Tu as un pouvoir dans tes mains. Tu sais qu’il est réel. Moi aussi j’en ai un. Je l’ai tué et avant lui j’ai tué deux autres personnes, un étranger et une petite fille, il y a bien longtemps. J’ai lu les rapports d’autopsie mais je sais que je les ai tués. J’ai choisi la médecine pour compenser ce pouvoir.
Elle reprit son souffle et se passa les doigts dans les cheveux. Elle avait l’air misérable et perdue dans son grand peignoir serré à la taille. Il avança vers elle mais elle lui fit signe de rester où il était.
— Voilà, il fallait que je te le dise, à toi…
— Je suis là. Je t’écoute. Si tu veux me dire…
Comment exprimer le fait qu’elle le fascinait et l’absorbait entièrement ?
Elle reprit, plus lentement cette fois, en lui parlant de son amour de la science. Elle ne pensait pas devenir neurochirurgien. C’était la recherche qui l’attirait. Les progrès incroyables, presque fantastiques, de la science neurologique. Elle voulait passer sa vie dans un laboratoire. Pour elle, l’héroïsme, c’était ça.
C’était là que son mentor était intervenu dans sa carrière. Peu importait son nom, de toute façon, il était mort peu après à la suite d’une série de petites attaques qu’aucun chirurgien au monde n’avait réussi à empêcher. Pour en revenir à sa carrière, cet homme l’avait emmenée une veille de Noël à l’institut de San Francisco. C’était le seul soir de l’année où l’institut était complètement vide et où il pouvait lui montrer sans risque quelque chose qui était totalement secret. Il s’agissait de recherches sur des fœtus vivants.
— J’ai vu ce petit fœtus dans un incubateur. Tu sais comment il l’appelait ? L’avorton. Je suis désolée de te parler de ça car je sais ce que tu éprouves à propos de Chris…
Elle ne remarqua pas la réaction de Michael. Il ne lui avait jamais parlé de Chris et personne n’était au courant de ce surnom. Il resta silencieux en pensant à tous ces films d’horreur qu’il avait vus, dans lesquels on montrait d’horribles images de fœtus. Mais il ne voulait pas l’interrompre.
— Cette petite chose était maintenue en vie. La mère s’était fait avorter à quatre mois de grossesse. Et ce médecin développait des moyens de survie pour des fœtus encore plus jeunes. Il parlait d’élever des embryons dans des éprouvettes, non pas pour les implanter ensuite dans un utérus mais pour prélever leurs organes. Il avançait des arguments comme : le fœtus joue un rôle vital dans la chaîne humaine. Incroyable, non ? Et le plus horrible de tout était que j’étais réellement fascinée. Je voyais les utilisations potentielles de ce qu’il me décrivait. Tu n’imagines pas ce à quoi j’aurais pu parvenir avec tant de moyens !
— Je comprends, dit-il doucement. J’en perçois l’horreur mais aussi l’attrait.
Le soleil se levait et commençait à balayer le plancher. Elle pleurait et écrasait ses larmes du dos de sa main.
Elle expliqua qu’elle s’était enfuie du laboratoire et qu’en même temps elle avait renoncé à la recherche, à tout ce qu’elle aurait pu accomplir en son nom, à sa soif de maîtriser les petites cellules fœtales et leur étrange plasticité. Comprenait-il bien qu’on pouvait les utiliser comme des transplants très spéciaux, qui continuaient à se développer, qui ne déclenchaient pas les réactions immunitaires habituelles, qui promettaient un avenir éblouissant ?
— Il y a des lois contre cela, bien entendu, mais tu sais ce qu’il m’a dit ? Qu’il y avait des lois parce que tout le monde savait que ce genre de pratique existait.
— Ce n’est pas étonnant. Pas du tout, même.
— A ce moment de ma vie, je n’avais tué que deux personnes mais je savais que je l’avais fait. C’est lié à ma personnalité profonde, à ma faculté de choisir de faire quelque chose, et à mon refus de l’échec. Ce n’est pas une simple question de volonté.
— De la détermination ?
Elle hocha la tête.
— Un chirurgien se doit d’être déterminé. On arrive avec son couteau et on dit : « Je vais découper la moitié de votre cerveau et vous irez mieux. » Tu ne crois pas qu’il faut être déterminé et fort pour avoir ce culot ?
Elle sourit amèrement.
— Mais la confiance n’est rien à côté de ce que j’aurais pu réaliser dans un laboratoire. Je vais te dire quelque chose que tu vas comprendre à cause de tes mains et de tes visions. Quelque chose que je ne raconterais jamais à un autre médecin parce que ce serait inutile. Quand j’opère, je vois en pensée ce que je fais. Je veux dire par là que je projette dans mon esprit une image multidimensionnelle des effets de mes gestes. Quand tu étais mort sur le pont et que j’ai soufflé dans ta bouche, je voyais en détail tes poumons, ton cœur, et la progression de l’air que je t’insufflais. Et juste avant de tuer l’homme à la jeep et la petite fille, je les ai imaginés en train de cracher du sang pour les punir de ce qu’ils avaient fait. A cette époque, ça n’allait pas plus loin, mais c’était le même processus.
— Mais ce pouvait être des morts naturelles, Rowan.
Elle hocha la tête.
— Non. C’est moi qui l’ai fait, Michael. Et c’est le même pouvoir qui me guide quand j’opère. Et c’est aussi celui qui m’a permis de te sauver.
Il attendit qu’elle poursuive. Pour rien au monde il ne se serait disputé avec elle.
— Personne n’est au courant, dit-elle. Il m’est arrivé de me mettre à crier et à parler toute seule dans cette maison vide. Ellie était ma meilleure amie mais je ne pouvais pas lui en parler. Et qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai essayé de trouver mon salut dans la chirurgie. C’était le moyen le plus brutal et le plus direct. Mais l’opération la plus réussie ne me fera jamais oublier ce dont je suis capable. J’ai tué Graham. Tu sais, je crois qu’à ce moment-là j’ai repensé à Mary Jane dans la cour de récréation et à l’homme à la jeep. Et je suis presque sûre que j’avais l’intention de me servir de mon pouvoir mais tout ce dont je me souviens, c’est de l’artère. Je l’ai vue éclater. Je voulais qu’il meure pour épargner Ellie. Je l’ai fait mourir.
Elle s’interrompit, comme si elle n’était pas certaine de ce qu’elle venait de dire ou qu’elle se rendait compte que c’était bien véridique.
— Quand j’ai appris ton pouvoir par les journaux, reprit-elle, j’ai su que c’était vrai. J’ai compris l’épreuve que tu traversais. Cela fait partie de ces choses secrètes qui nous différencient des autres. Les gens ont constaté ton pouvoir mais, en ce qui concerne le mien, personne ne doit jamais savoir parce que cela ne doit jamais se reproduire…
— C’est ça qui t’inquiète ? Que ça se reproduise ?
— Je ne sais pas. Je pense à ces morts et je me sens terriblement coupable. C’est entre moi et la vie. Et pourtant je continue à vivre une vie formidable. (Elle rit doucement, comme pour s’excuser.) J’opère tous les jours. Ma vie est exaltante.
Elle le regardait sans le voir. La lumière éclairait ses cheveux blonds.
— Je voulais tout te raconter, dit-elle, la voix brisée. Je voulais… être avec toi et te raconter. C’est peut-être parce que je t’ai sauvé la vie. D’une certaine façon…
Cette fois, rien n’aurait pu l’empêcher d’aller vers elle. Il se leva lentement, la prit dans ses bras et se mit à embrasser son cou soyeux et ses joues baignées de larmes.
— Tu as eu raison, dit-il.
Il recula, enleva ses gants et les jeta par terre. Il contempla ses mains un instant puis la regarda. Ses larmes brillaient à la lueur du feu. Il plaça ses mains sur sa tête en murmurant son prénom. De toutes ses forces, il essaya de chasser les visions confuses qui affluaient. Il voulait la voir, elle, et rien d’autre, à travers ses mains. Il fut alors submergé par la même impression délicieuse que dans la voiture. Elle l’entourait de sa présence. Et soudain, comme si un violent courant électrique venait de parcourir ses veines, il sut tout d’elle : l’honnêteté et l’intensité de sa vie, son immense bonté. Les autres visions qui tentaient de s’interposer ne comptaient plus.
Il glissa ses mains sous son peignoir et toucha son petit corps mince si chaud, si délicieux sous ses doigts nus. Baissant la tête, il embrassa le bout de ses seins. Orpheline, seule, apeurée mais forte, si forte.
— Rowan, chuchota-t-il. Oublie tout ça maintenant.
Il la sentit s’abandonner, se laisser prendre par la chaleur qui montait dans leurs corps. Toute trace de souffrance disparut.
Il était allongé sur le tapis, le bras gauche replié sous sa tête, sa main droite tenant une cigarette au-dessus du cendrier, une tasse de café fumant posée à côté de lui. Il devait être au moins 9 heures. Il avait prévenu la compagnie aérienne qu’il prendrait l’avion de midi. Après avoir fait l’amour pour la deuxième fois, ils s’étaient raconté leur vie pendant des heures. Elle lui avait parlé de Tiburon, du bateau qu’elle ne manquait pas de sortir tous les jours depuis qu’elle l’avait, des écoles huppées où elle avait étudié. Elle s’étendit plus encore sur ses études de médecine, son attirance pour la recherche et ses rêves de découvertes dignes du docteur Frankenstein. Et puis elle s’était aperçue de son don pour la chirurgie dans une salle d’opération. Elle était un excellent chirurgien mais le disait sans forfanterie. Elle décrivit simplement l’exaltation qu’elle ressentait en travaillant, les gratifications immédiates qu’elle en retirait et comment, par désespoir, elle s’y était consacrée complètement depuis la mort de ses parents.
A son tour, Michael lui avait raconté brièvement son propre monde, répondant à ses questions, heureux qu’elle s’intéresse à lui. Le terme de « classe laborieuse » avait éveillé la curiosité de Rowan. Comment était-ce, dans le Sud ? Il avait parlé des grandes familles, des enterrements en grande pompe, de la petite maison étroite avec son sol en linoléum, des jeux dans le jardin grand comme un mouchoir de poche. Avait-elle trouvé cela bizarre ? Lui, oui. Mais ces pensées lui étaient douloureuses car il avait tant envie de retourner chez lui.
— Ce n’est pas seulement à cause d’eux, des visions et de tout ça. Je veux y retourner. Je veux me promener dans Annunciation Street…
— C’est le nom de la rue où tu as vécu ?
Il ne mentionna pas les caniveaux encombrés de mauvaises herbes, les hommes assis sur les marches, une boîte de bière à la main, l’odeur du chou bouilli qui s’incrustait partout, les trains qui faisaient trembler les vitres.
Parler de sa vie à San Francisco avait été plus facile : Elizabeth et Judith, l’avortement qui avait détruit sa vie avec Judith, les dernières années et leur vide inexplicable, le sentiment d’attendre quelque chose… Il lui parla de son amour pour les maisons, des différents styles d’architecture qui coexistaient à San Francisco, du petit hôtel d’Union Street qu’il avait tenu à décorer. Mais les maisons qu’il aimait vraiment étaient celles de La Nouvelle-Orléans. Il comprenait que les maisons soient hantées car elles étaient plus que de simples habitations. Il s’était même mis à divaguer sur les films d’horreur qui avaient pris tant d’importance dans sa vie, avec leurs images récurrentes de bébés et d’enfants qui se vengeaient… Il était peut-être mûr pour l’asile mais il se demandait si le problème des fous n’était pas simplement de prendre trop à la lettre ce qu’ils percevaient du monde. Qu’en pensait-elle ? Et la mort ? Il y pensait souvent mais, avant tout, depuis quelque temps – avant même l’accident –, il se disait que la mort de quelqu’un était sans doute le seul véritable événement surnaturel auquel il était donné à quelqu’un d’assister.
— Je ne parle pas pour les médecins mais pour les gens ordinaires. Quand on regarde un corps et que l’on se rend compte que la vie l’a quitté, que l’on peut s’évertuer à crier, le gifler, essayer de le faire asseoir, il reste mort, irrémédiablement mort…
— Je comprends ce que tu veux dire.
— La plupart d’entre nous ne voient ça qu’une ou deux fois dans leur vie. Parfois jamais. Ici, en Californie, il y a un tas de gens qui n’ont jamais vu un cadavre. Et quand on leur dit que quelqu’un est mort, ils se disent simplement qu’il aurait dû mieux surveiller son alimentation ou faire du sport…
Cela avait fait rire Rowan.
— Tous les gens s’imaginent que lorsqu’un patient meurt il a été tué ! ajouta-t-elle. C’est pourquoi tous les médecins ont un avocat.
— C’est vrai, mais ça va encore plus loin. Les gens se croient immortels et quand quelqu’un meurt, ça se passe derrière des portes closes et on ferme le cercueil – si le pauvre plouc a eu le mauvais goût de demander un cercueil et des obsèques, ce que, bien entendu, ils trouvent inepte. Ils préféreraient un service mémorial dans un endroit à la mode où les gens ne parleraient même pas de la raison de leur présence. J’ai déjà assisté à ce genre de « réunion » où personne ne mentionne jamais le pauvre défunt.
— Parlons d’une autre sorte d’événement surnaturel. Par exemple, quand on se retrouve avec le corps d’un type mort sur le pont de son bateau, qu’on lui colle des claques, qu’on lui parle et que tout à coup ses yeux s’ouvrent et qu’il est vivant.
Elle lui avait adressé un sourire magnifique, il l’avait embrassée et la conversation s’était arrêtée là. Il était émerveillé d’avoir pu lui raconter toutes ses divagations sans lui faire perdre patience.
Pourquoi avait-il tant l’impression de voler du temps au temps ? Pourquoi les choses n’étaient-elles pas toujours aussi simples ?
Allongé sur le tapis, il songeait à quel point il appréciait cette femme, combien sa tristesse et sa solitude le peinaient. Il n’avait aucune envie de la quitter mais il devait partir.
Il avait l’esprit parfaitement clair. De tout l’été, il n’était jamais resté sobre aussi longtemps. Et il appréciait plutôt d’avoir l’esprit clair. Le café était bon. Il avait remis ses gants à cause de ces saloperies de visions confuses qui l’assaillaient sans arrêt : Graham, Ellie et un tas d’hommes différents, beaux, et toujours associés à Rowan. C’était déplaisant.
Le soleil était brûlant à travers les fenêtres donnant sur l’est. Il entendait Rowan s’activer dans la cuisine. Il se serait bien levé pour lui donner un coup de main mais elle s’était montrée convaincante.
— J’aime faire la cuisine, c’est comme la chirurgie. Ne bouge surtout pas !
Il songea qu’elle était le premier événement heureux qui lui arrivait depuis des semaines, qui lui faisait penser à autre chose qu’à l’accident et à sa petite personne. C’était un tel soulagement ! Il s’aperçut que depuis qu’il était avec elle il arrivait à se concentrer sur la conversation, sur l’amour qu’ils avaient fait ensemble. C’était si bon de connaître enfin le repos !
Jamais ses relations avec quelqu’un n’étaient allées si loin et si vite. Comment pourrait-il rester avec elle et l’aimer, peut-être, avec cette mission qu’il avait à accomplir ? Il devait absolument retourner chez lui et retrouver de quoi il s’agissait.
Quant au fait qu’elle soit elle aussi née à La Nouvelle-Orléans, cela n’avait rien à voir. Sa tête était trop pleine d’images du passé, et l’impression que le destin reliait ces images entre elles était trop forte pour que le souvenir de sa ville natale lui ait été transmis par elle. Sans compter que sur le bateau, la nuit dernière, il n’avait rien capté de tout cela. Il avait senti qu’il la connaissait déjà, oui, mais cela était également sujet à caution : quand elle lui avait raconté l’histoire de sa vie, il n’avait pas eu l’impression de la connaître déjà. Son pouvoir n’avait rien de scientifique. C’était physique, et sans doute mesurable, même contrôlable au moyen de quelque drogue abrutissante, mais pas scientifique. Cela aurait plutôt tenu de l’art ou de la musique.
Toujours était-il qu’il devait partir mais n’en avait aucune envie. Une pensée singulière lui vint à l’esprit : si seulement cet accident ne s’était pas produit et s’il avait fait sa connaissance dans un endroit plus ordinaire ! Mais elle faisait partie intégrante des événements, avec sa force et son étrangeté. Toute seule sur cet énorme bateau à la tombée de la nuit. Qui d’autre, sinon elle, aurait pu se trouver là ? Qui donc l’aurait sorti de l’eau ? Il n’avait pas de mal à la croire quand elle lui parlait de sa détermination et de ses pouvoirs.
Dans sa description détaillée du sauvetage, elle avait dit quelque chose de curieux. Elle avait précisé que dans l’eau très froide on perdait immédiatement connaissance. Mais elle ? Elle s’y était pourtant jetée d’un seul coup ? Elle lui avait juste dit :
— Je ne sais pas comment j’ai réussi à atteindre l’échelle.
— Tu crois que c’était à cause de ton pouvoir ? avait-il demandé.
Après un moment de réflexion, elle avait répondu :
— Oui et non. C’était peut-être simplement de la chance.
— Une sacrée chance pour moi, c’est sûr.
En disant cela, il avait ressenti un immense bien-être, sans très bien savoir pourquoi. Elle le savait peut-être car elle avait dit :
— Nous avons peur de ce qui nous rend différents des autres. Mais un tas de gens ont ces pouvoirs. Nous ne savons pas les mesurer mais ils font certainement partie de ce qui se passe entre les êtres humains. Je le vois bien à l’hôpital. Certains des médecins voient des choses mais sont incapables de dire comment. C’est pareil pour certaines infirmières. Je suppose qu’il y a des avocats qui savent pertinemment si telle personne est coupable ou non ou si les jurés vont voter pour ou contre. Et ils sont incapables d’expliquer comment ils savent. En fait, nous pourrons nous évertuer à apprendre, codifier, classifier et définir, la part de mystère restera incommensurable. Prends la recherche génétique, par exemple. La part d’hérédité est énorme dans un être humain. La timidité, le choix d’une marque de savon particulière et des milliers d’autres détails peuvent faire partie de l’héritage génétique. Mais le reste ? Les gènes ne pourraient-ils pas transmettre des pouvoirs invisibles ? C’est pour ça que je me sens si frustrée de ne rien savoir sur mes origines. Ellie était ma cousine au troisième degré ou quelque chose comme ça… Je ne sais rien d’autre sur ma famille.
Il avait acquiescé. Il avait parlé un peu de son père et de son grand-père et reconnu qu’il leur ressemblait plus qu’il ne voulait bien l’admettre.
— Il faut croire que l’on peut agir sur l’hérédité, que l’on peut manipuler les ingrédients, avait-il affirmé. Si on n’y croit pas, il n’y a aucun espoir. Bien sûr que l’on peut, tu l’as bien fait, toi. Et j’aimerais croire que je l’ai fait aussi. Au risque de paraître stupide, je crois que nous devrions…
— Dis-moi…
— Que nous devrions tendre à être parfaits… Et pourquoi pas ?
Michael tira sur sa cigarette tout en continuant à réfléchir. Si seulement le besoin de retourner chez lui pouvait le quitter !
— Mets une autre bûche dans le feu, dit-elle en interrompant sa rêverie. Le petit déjeuner est prêt.
Elle servit le café et le jus d’orange et pendant cinq bonnes minutes il ne fit rien d’autre que manger. Il n’avait jamais eu aussi faim. Il but son café et elle remplit à nouveau sa tasse.
— C’était parfait, dit-il.
— Si tu restes, je te ferai un bon dîner ce soir et un autre petit déjeuner demain matin.
Il ne pouvait répondre. Pendant un moment, il l’examina en essayant de la voir non pas comme l’objet de son désir mais objectivement. Une vraie blonde, songea-t-il, à la peau douce, sans aucun duvet sur le visage ni sur les bras. Des sourcils cendrés et des cils sombres qui faisaient paraître ses yeux encore plus gris. Un visage de novice, aurait-on pu dire. Pas une trace de maquillage et la plénitude de sa bouche avait quelque chose de virginal comme celles des petites filles qui ne mettent pas encore de rouge à lèvres. Il aurait voulu rester là, avec elle, pour toujours…
— Et pourtant tu dois partir, dit-elle. Et les visions ? Tu veux en parler ?
Il hésita.
— Chaque fois que j’essaie de les décrire, cela se termine en une immense frustration. Et puis ça énerve les gens.
— Pas moi.
Les bras croisés, les cheveux joliment décoiffés, une tasse de café posée devant elle, elle semblait très calme. Elle était la femme résolue et décidée qu’il avait rencontrée la veille. Il s’enfonça dans son siège et regarda dehors. La baie était couverte de voiles gonflées et les mouettes qui survolaient le port de Sausalito ressemblaient à des fragments de papier.
— Tout cela a pris un temps infini. (Il lui lança un regard.) Tu vois ce que je veux dire ? Comme autrefois, quand les gens se laissaient entraîner par les Petites Gens. Ils restaient chez eux une journée et à leur retour dans leur village ils s’apercevaient qu’ils étaient partis cinquante ans.
Elle se mit à rire.
— C’est une légende irlandaise ?
— Oui. Je la tiens d’une vieille religieuse irlandaise. Elle nous racontait des histoires pas possibles. Par exemple qu’il y avait des sorcières à La Nouvelle-Orléans, dans Garden District, et qu’elles nous prendraient si on allait se balader dans ces rues… Il y avait beaucoup de gens dans mes visions mais je me souviens surtout d’une femme aux cheveux noirs. Je n’arrive plus à la voir mais je sais qu’elle m’était aussi familière que si je l’avais connue toute ma vie. Je savais son nom, je savais tout d’elle. Et pareil pour toi. J’ignore si tu étais présente pendant tout ce temps ou seulement à la fin, juste avant que tu me sauves. A ce moment-là, je savais peut-être que le bateau allait arriver et que tu étais là…
— Continue.
— Je crois que j’aurais pu ressusciter même si j’avais refusé de faire ce qu’ils me demandaient. Mais j’étais d’accord pour cette mission. J’ai l’impression…, j’ai l’impression que ce qu’ils attendaient de moi, ce qu’ils m’avaient révélé, avait un rapport avec mon passé. Tu me suis ?
— Et ce serait pour ça qu’ils t’auraient choisi ?
— Oui, exactement. J’étais celui qu’il leur fallait. Je sais que tout cela ressemble à une histoire de fou. On dirait un schizophrène qui entend des voix qui lui ordonnent de sauver le monde. J’en ai bien conscience… Tu sais ce que disent mes amis ?
— Non.
Il ajusta ses lunettes et lui adressa son plus beau sourire.
— Michael n’est pas aussi stupide qu’il en a l’air.
Elle se mit à rire.
— Mais tu n’as pas l’air stupide. Tu as juste l’air trop beau pour être vrai. Tu le sais bien que tu es beau. De quoi te souviens-tu encore ?
Il hésita, comme électrisé par le compliment. Et s’ils retournaient au lit ? Non. L’heure de l’avion approchait.
— D’une histoire de porte. J’en jurerais. Mais ce souvenir s’amenuise avec le temps. Et puis il y avait un numéro et un bijou. Un bijou fabuleux. Tout ces éléments se tiennent et vont avec la nécessité de retourner à La Nouvelle-Orléans, dans cette rue où je me promenais enfant, pour accomplir quelque chose d’extrêmement important.
— Une rue ?
— First Street. C’est une rue magnifique entre Magazine Street, près de là où je vivais, et Saint Charles Avenue. A cinq pâtés de maisons environ. C’est la partie ancienne de la ville que l’on appelle Garden District.
— Là où vivent les sorcières ?
— Oui, les sorcières de Garden District, dit-il en souriant. D’après la sœur Bridget Marie, en tout cas.
— Ce quartier ensorcelé, il est lugubre ?
— Non, pas vraiment. C’est surtout qu’il est sombre avec ses arbres immenses. Comme une forêt en plein milieu d’une ville. Les maisons sont très bourgeoises, gigantesques et entourées de jardins. Celle devant laquelle je passais tout le temps est étroite et très haute. Je m’arrêtais pour la contempler. Les rampes en fer forgé, surtout. Je n’arrête pas de les voir depuis l’accident. C’est ça qui me donne la certitude de devoir retourner là-bas de toute urgence. Tu vois, je suis ici mais j’ai des remords de ne pas avoir pris l’avion ce matin.
Un nuage passa sur le visage de Rowan.
— Je voudrais que tu restes quelque temps. Pour t’avoir avec moi mais aussi parce que tu n’es pas en forme. Il faut que tu te reposes et que tu oublies l’alcool.
— Tu as parfaitement raison mais c’est impossible. J’ai du mal à expliquer cette tension en moi. Je la ressentirai jusqu’à ce que je sois là-bas.
Il se mit à rire.
— Cela fait si longtemps que je suis en exil. La veille de l’accident, à mon réveil, j’ai pensé à notre voyage jusqu’à La Nouvelle-Orléans, avec ma mère. Il faisait chaud, très chaud…
— Quand tu seras parti, tu seras capable de ne boire aucune goutte d’alcool ?
Il soupira et lui adressa un sourire – celui qui marchait toujours – et un clin d’œil.
— Tu préfères un boniment d’Irlandais ou la vérité ?
— Michael…
Sa voix trahissait sa désapprobation mais aussi sa déception.
— Je sais, je sais. Tu as parfaitement raison. Tu n’imagines pas tout le bien que tu m’as fait en venant me chercher et en m’écoutant. Je voudrais bien faire ce que tu me demandes…
— Parle-moi encore de la maison.
— Elle est de style Renaissance classique. Tu connais ? Mais avec quelques différences. Devant et sur les côtés, elle a des porches typiques de La Nouvelle-Orléans. C’est difficile à décrire à quelqu’un qui n’est jamais allé là-bas. Tu as vu des photos ?
Elle secoua la tête.
— C’était un sujet tabou avec Ellie.
— C’est curieux.
— C’est pourtant la vérité.
— Ellie voulait faire comme si j’étais sa vraie fille. Si je la questionnais sur mes parents, elle pensait que j’étais malheureuse et qu’elle ne m’avait pas assez aimée. C’était inutile d’essayer d’ôter cette idée de sa tête. Avant de partir définitivement à l’hôpital, elle a tout brûlé dans la cheminée. Je l’ai vue faire. Des photos, des lettres, toutes sortes de choses. Elle savait qu’elle ne reviendrait pas.
Elle s’interrompit pour remplir les tasses de café.
— Après sa mort, je n’ai même pas pu mettre la main sur l’adresse de sa famille. Et son notaire n’avait pas le moindre renseignement non plus. Elle lui avait dit qu’elle ne voulait pas qu’on les prévienne. J’ai hérité de tout son argent. Et, pourtant, elle leur rendait visite à La Nouvelle-Orléans et leur téléphonait. Je n’ai jamais rien pu apprendre.
— C’est vraiment triste, Rowan.
— Mais assez parlé de moi. Et cette maison ? Comment se fait-il que tu t’en souviennes maintenant ?
— Les maisons là-bas sont très différentes de celles d’ici. Chacune a une personnalité, un caractère. Celle-là est sombre et massive. Elle fait un coin de rue. Je l’adorais. Il y avait un homme qui y vivait. On l’aurait dit sorti tout droit d’un roman de Dickens. Il était grand et très raffiné, du genre gentleman. Je l’apercevais dans le jardin.
Il hésita. Quelque chose lui revenait, un élément crucial…
— Qu’y a-t-il ?
— Encore cette impression que tout cela a un rapport avec lui et la maison. (Il trembla comme s’il avait froid. Je n’arrive pas à comprendre.) Je sais que cet homme a quelque chose à voir là-dedans. Je ne crois pas que les gens que j’ai vus voulaient que j’oublie. Ils m’ont demandé d’agir vite parce qu’un événement allait se produire.
— Quel genre d’événement ?
— Dans la maison.
— Et pourquoi voulaient-ils que tu retournes dans cette maison ?
— Parce que j’ai le pouvoir d’y faire quelque chose, de changer quelque chose.
— Tu as souvent pensé à cette maison ces dernières années ?
— Pratiquement jamais. Je ne l’ai jamais oubliée mais je n’y pensais pas spécialement, sauf quand je pensais à Garden District. C’était un lieu obsédant.
— Et pourtant cette obsession n’a commencé qu’après l’accident ?
— C’est vrai. J’ai d’autres souvenirs de chez moi mais celui-ci est le plus intense.
Il avait cessé de parler mais elle le regardait comme si elle continuait à l’écouter. Il songea que son pouvoir obscurcissait les choses au lieu de les clarifier.
— Alors, quel est mon problème ? interrogea-t-il. Je veux dire, en tant que neurochirurgien, qu’en penses-tu ?
Elle se plongea dans ses pensées, silencieuse, immobile, les bras croisés, ses grands yeux gris fixés sur un point situé au-delà de la baie vitrée.
— Il faut que tu y ailles, aucun doute là-dessus. Tu ne trouveras pas le repos tant que tu ne l’auras pas fait. Va jeter un coup d’œil sur cette maison. Qui sait ? Tu ne ressentiras peut-être rien quand tu la verras. De toute façon, il faut tenter le coup. Il y a peut-être une explication psychologique à cette idée fixe, mais je n’y crois pas beaucoup. Je pense que tu as vu quelque chose et que tu es allé quelque part mais que tu l’interprètes mal.
— Je n’ai rien à perdre à y aller, en tout cas.
— Tu crois que ce sont eux qui ont causé l’accident ?
— Je ne me suis jamais posé la question.
— Jamais ?
— Eh bien, je me suis dit qu’au moment de l’accident ils étaient là et qu’ils ont saisi cette occasion. Ce serait horrible qu’ils l’aient provoqué. Cela changerait pas mal de choses, tu ne trouves pas ?
— Je ne sais pas. Ce qui me tracasse, c’est que s’ils sont assez puissants pour te dire des choses importantes à propos d’une mission, pour te maintenir en vie alors que tu aurais dû mourir et pour organiser ton sauvetage, alors pourquoi n’auraient-ils pas provoqué l’accident et causé ta perte de mémoire ?
— J’en ai la chair de poule.
Elle s’apprêtait à reprendre la parole mais il l’interrompit d’un geste. Il cherchait les mots justes pour ce qu’il avait à dire.
— L’idée que je me fais d’eux est très différente. Je suis persuadé qu’ils existent dans un autre monde, aussi bien spirituellement que physiquement. Ce sont des…
— Des êtres supérieurs ?
— C’est ça. Et ils ne pouvaient accéder à moi qu’à un moment où j’étais proche d’eux, c’est-à-dire entre la vie et la mort. C’était mystique, en quelque sorte, mais je souhaiterais trouver un autre mot. Cette communication s’est produite parce que j’étais physiquement mort. C’est-à-dire qu’ils appartiennent à une espèce différente. Ils ne pouvaient pas me faire tomber de la falaise et me noyer parce que, s’ils étaient capables d’intervenir de cette façon dans le monde matériel, ils n’auraient pas besoin de moi.
— Je comprends très bien ce que tu veux dire, mais…
— Oui ?
— Tu pars du principe que ce sont des êtres supérieurs. Tu parles d’eux comme s’ils étaient bons et tu te sens obligé de faire ce qu’ils te demandent.
— Tu as raison. Ce sont des hypothèses. Mais, tu sais, c’est une question d’impression. Je me suis réveillé avec l’impression qu’ils étaient bons, que j’aurais la confirmation de leur bonté et que j’avais accepté la mission qu’ils me confiaient. Et je n’avais aucune raison de remettre ces certitudes en question. D’après toi, je devrais ?
— Je peux me tromper et je ferais peut-être mieux de me taire. Mais tu te rappelles ce que je t’ai dit à propos des chirurgiens ? Nous entrons allègrement dans la salle d’opération, le couteau à la main.
Il se mit à rire.
— Tu n’imagines pas à quel point ça me fait du bien de parler de tout ça ouvertement.
— Il y a autre chose, dit-elle.
— Oui ?
— Chaque fois que tu parles du pouvoir de tes mains, tu dis que ce n’est pas important, que ce sont les gens que tu as vus qui le sont. Mais pourquoi les deux ne seraient-ils pas liés ? Le pouvoir et ces gens ?
— Ce n’est pas mon impression. J’ai le sentiment que ce pouvoir sert à distraire mon attention ; que les gens me demandent de leur faire une démonstration et que pendant ce temps-là j’oublie que je dois retourner là-bas.
— Et quand tu verras la maison, tu la toucheras à mains nues ?
Il réfléchit un long moment car il n’y avait pas encore pensé. Il s’était imaginé qu’en voyant la maison tout allait s’éclaircir.
— Je crois, dit-il enfin. Je toucherai la grille et, si je peux, je monterai l’escalier pour toucher la porte.
Pourquoi cette idée l’effrayait-elle tant ? Voir la maison lui semblait merveilleux, mais toucher les objets… Il secoua la tête et croisa les bras. Toucher la grille. Toucher la porte…
Rowan était calme, visiblement perplexe, peut-être même soucieuse. Il l’étudia un certain temps en regrettant très fort de devoir partir.
— Ne pars pas déjà, Michael, dit-elle brusquement.
— Rowan, j’ai quelque chose à te demander. Ce papier que tu as signé, cet engagement de ne jamais aller à La Nouvelle-Orléans… Tu crois à la validité de ta promesse à Ellie ?
— Bien sûr, répondit-elle presque tristement. Toi aussi, non ?
— Comment ça ?
— Tu es quelqu’un d’honorable. Tu es ce qu’on appelle un type bien.
— Espérons, en tout cas. Mais j’ai mal posé ma question… Y a-t-il une chance pour que tu y retournes avec moi ?
Silence.
— Je sais que cela peut paraître prétentieux, reprit-il. Je sais qu’un certain nombre d’hommes sont déjà venus dans cette maison et que je ne suis peut-être pas l’homme de ta vie. Je…
— Arrête ! Tu sais très bien que je pourrais tomber amoureuse de toi.
— Alors, écoute-moi bien parce que c’est très important. Il s’agit de nous. Si tu veux retourner là-bas pour voir où tu es née et où tes parents ont vécu… Alors pourquoi ne viens-tu pas avec moi ?
Il soupira et enfonça les mains dans ses poches.
— Je sais que c’est beaucoup te demander. Et c’est très égoïste de ma part. Je suis juste un type bien qui a envie que tu viennes avec lui.
Les lèvres serrées, elle regardait dans le vide. Il s’aperçut qu’elle était au bord des larmes.
— J’aimerais y aller, réussit-elle à dire, les larmes coulant sur son visage.
— Rowan. Je suis désolé. Je n’aurais pas dû.
Elle continuait à regarder dehors, vers l’eau, comme si c’était le seul élément auquel elle pouvait se raccrocher. Il se rendit compte qu’elle était la personne la plus seule qu’il ait jamais rencontrée.
— Rowan…
— Michael, murmura-t-elle. C’est moi qui suis désolée. C’est moi qui suis tombée dans tes bras. Ne te fais pas de souci pour moi.
— Non, ne dis pas ça.
Il voulut se lever pour la prendre dans ses bras mais elle lui prit la main au-dessus de la table.
— De quoi as-tu peur ? Demanda-t-il. Dis-le-moi.
Elle lui répondit si bas qu’il l’entendait à peine.
— J’ai peur d’être quelqu’un de mauvais, qui peut faire du mal.
— Rowan, ce n’est pas un péché de haïr Ellie et Graham pour t’avoir laissée seule, pour t’avoir élevée en t’isolant du reste de ta famille.
— Je le sais bien.
Elle eut un sourire de gratitude et de résignation mais elle ne croyait pas à ce qu’il venait de dire. Elle avait le sentiment qu’il était passé à côté de quelque chose d’important pour elle, et qu’il le savait. Il avait échoué comme la veille sur le bateau. Elle regarda les eaux profondes puis se tourna vers lui.
— Rowan, peu importe ce qui va se passer à La Nouvelle-Orléans. Nous allons nous revoir très bientôt. Je pourrais te jurer que je vais revenir mais je n’y crois pas. Quand j’ai quitté Liberty Street, je savais que je n’y reviendrais jamais. Mais nous nous reverrons. Si tu ne peux pas venir à La Nouvelle-Orléans, tu m’appelles et j’arrive.
Elle voulut l’accompagner à l’aéroport mais il insista pour prendre un taxi. C’était un trop long trajet et elle était fatiguée. Elle avait besoin de dormir.
Il prit une douche et se rasa. Cela faisait presque douze heures qu’il n’avait rien bu. Un véritable exploit !
Lorsqu’il redescendit, il la trouva assise, jambes croisées. Elle était adorable avec son pantalon en lainage blanc et un autre de ces gros pull-overs qui la rendaient encore plus longiligne. Elle sentait un parfum dont il avait connu le nom et qu’il aimait beaucoup.
Il l’embrassa sur la joue et la tint un long moment dans ses bras. Dix-huit ans nous séparent, se dit-il avec amertume.
Elle recula d’un pas, enfouit ses mains dans ses poches et pencha légèrement la tête tout en le regardant.
— Ne bois plus, Michael.
— Oui, docteur, dit-il en riant. Je pourrais te le promettre, mais quand l’hôtesse…
— Michael, ne bois ni dans l’avion, ni une fois arrivé. Tu vas être bombardé de souvenirs et tu ne connais personne là-bas.
— Vous avez raison, doc. Je ferai attention. Tout ira bien.
Il prit son walkman Sony dans sa valise et vérifia qu’il avait un livre pour le voyage.
— Vivaldi, dit-il en glissant l’appareil dans la poche de sa chemise. Et mon Dickens. Je deviens dingue si je voyage sans eux. C’est mieux que du Valium et de la vodka, je te le garantis.
Elle lui sourit délicieusement puis éclata de rire.
— Vivaldi et Dickens, murmura-t-elle. Tiens donc !
Il haussa les épaules.
— Chacun ses faiblesses. Mais pourquoi je m’en vais ? Je suis complètement fou.
— Si tu ne m’appelles pas ce soir…
— Je t’appellerai plus tôt et plus souvent que tu ne peux l’espérer.
— Le taxi est là, dit-elle.
Il avait aussi entendu le coup de klaxon.
Il la prit dans ses bras, l’embrassa et la serra fort contre lui. Pendant un moment, il fut incapable de se détacher d’elle. Il repensa à ce qu’elle avait dit. Et s’ils avaient provoqué l’accident, l’amnésie. Un frisson glacé le parcourut. Et s’il oubliait tout pour toujours et restait ici avec elle ? C’était une possibilité, la dernière chance offerte par le sort.
— Je crois que je t’aime, Rowan Mayfair, murmura-t-il.
— Oui, Michael Curry. Je crois que c’est ce qui nous arrive.
Elle lui adressa un sourire radieux et il lut dans ses yeux toute la force qu’il avait trouvée si séduisante ces dernières heures, et toute la tendresse, et toute la tristesse.
En attendant l’avion, il lui vint quelque chose à l’esprit. Ils avaient fait l’amour trois fois en quelques heures et il n’avait pris aucune précaution. Il ne lui en avait même pas parlé. C’était la première fois qu’il oubliait.
Après tout, elle était médecin et savait bien ce qu’elle faisait. Mais autant l’appeler. Ce serait bon de l’entendre. Il ferma son David Copperfield, et chercha un téléphone des yeux.
C’est alors qu’il revit l’homme, l’Anglais aux cheveux blancs et au costume de tweed. Il était assis quelques rangées plus loin, sa mallette et son parapluie auprès de lui, un journal plié dans la main.
Oh non ! se dit Michael en se rasseyant. Il ne manquait plus que lui !
On appela les passagers pour l’embarquement et Michael regarda l’Anglais se lever, ramasser ses affaires et avancer vers la porte.
Quelques instants plus tard, le vieil homme ne lui jeta pas un regard quand Michael passa devant lui pour aller s’asseoir près d’un hublot, à l’arrière de la cabine de première classe. L’Anglais avait ouvert sa mallette et écrivait, très vite, apparemment, dans un grand cahier en cuir relié.
Michael commanda un bourbon avec une bière glacée avant le décollage. En arrivant à Dallas pour une escale de quarante minutes, il en était à sa sixième bière, au septième chapitre de David Copperfield et ne se rappelait même plus la présence du vieil Anglais.